Les Mots de la peinture de Cécile Donato Soupama
Barbara Sabaté Montoriol
Comment les mots déterminent-ils notre rapport à l’œuvre ? Le nom, le titre fait exister une œuvre dans et par le langage. Je me retourne sur ces années, je regarde à nouveau toutes les peintures, je relis tous les titres. La distance géographique et le recul du temps me révèlent l’ampleur de l’engagement de cette artiste au grand cœur. L’engagement et la constance.
Constance des matériaux, les pigments qu’elle tourne encore et encore dans de petits bols de terre, tous les ocres du rouge au jaune, les noirs, les terres vertes et les bleus profonds, l’encre de Chine et le crayon graphite parfois.
Constance dans la régularité du travail, tous les jours, tous les matins dès le lever du jour dans le petit atelier sans fenêtre de la rue Lepic et plus tard dans le grand atelier de Sicile que j’imagine baigné de lumière.
Constance dans l’engagement politique, la peinture comme un acte de résistance inspiré par les soubresauts du monde, une lecture géopolitique du temps présent. Et toujours Cécile revient étancher sa soif à la source de notre civilisation méditerranéenne, à la mythologie et à la sagesse des anciens grecs.
Les titres qu’elle choisit pour ses séries et ses œuvres manifestent sa révolte contre la violence, Mafia, Omerta, rend hommage aux hommes en résistance, Liu Xiaobo, R. Saviano, G. Falcone. Ses œuvres génèrent une vibration singulière, dessinent une topographie poétique de la Méditerranée, Mare Nostrum, où la Sicile surgit ostensiblement, Palermo, Etna, Stromboli. Dès qu’elle retrouve son île, les mots dont Cécile habille ses œuvres dénoncent la violence des vagues migratoires. Alors les mots reviennent dans le corps même de la peinture, des mots manuscrits, calligraphiés. Et l’artiste va encore plus loin en marouflant ses peintures sur les pages d’éditions anciennes, des récits d’Homère, Virgile, Dante en version bilingue grec ancien ou latin-italien.
Cécile réalise là une interprétation littérale du concept de palimpseste qui lui est cher et présent à l’esprit depuis ses débuts. Le nom de l’œuvre, en se dotant d’une intensité qui lui vient de la peinture, finit par ajouter sa propre énergie à celle de l’œuvre qu’il désigne. Je veux croire que l’émotion ressentie à la vue de la peinture de Cécile Donato Soupama peut s’accroître encore en s’exprimant par des mots.
La main de Sicile
Jean Claude Decrescenzo
Les cultures asiatiques son réputées pour ne pas dissocier le corps de l’esprit, mais on sait moins d’elles qu’elles accordent une fonction symbolique aux organes comme aux différentes parties du corps. Quand l’astrologie occidentale fait des lignes de la main un instrument de divination, les premiers Chinois ont vu dans ces mêmes lignes un état de l’énergie de l’individu, ses points forts autant que ses points faibles, son rapport au yin et au yang. La couleur de la peau, la forme des ongles, les tâches et autres imperfections témoignent d’un état général, du corps physique mais aussi du corps abstrait.
La main, (comme l’oreille ou le pied) se définit comme un corps en réduction, dépositaire de fonctions organiques et de fonctions psychologiques. La main fournit des informations plus larges que l’œil contraint par le cadre rétinien, elle ressent, s’adresse au cœur-esprit qui en retour lui témoigne sa confiance, pour peu qu’elle sache attendre : « La vraie grandeur des mains est dans leur patience » dit Elias Canetti dans Masse et puissance. Le langage ordinaire ne prête-t- il pas à la main la faculté de révéler des traits de notre tempérament ? « Qui n’a pas la main ouverte a le cœur fermé » dit le proverbe arabe.
La main du peintre dispose, avec la main des artisans, chef cuisinier ou ébéniste d’art, de la capacité à représenter le corps émotionnel de son propriétaire ; la main de Cécile Soupama est de cette tonalité. Elle officie en média, se fait l’agent d’une intention, prolonge les forces qui s’opposent, sans lesquelles nous ne pouvons comprendre l’origine de ce cri que chaque toile hurle à face du monde. Car c’est ainsi : la peinture de Cécile Soupama est d’abord le fruit d’une énergie qui tente de percer le mystère du délitement. Peu s’en faut, elle pourrait devenir incontrôlable.
Ces plages de couleurs tracées d’une main nerveuse, spontanée n’existeraient pas si la main n’était pas dotée d’un centre nerveux directement relié à un esprit cœur, vif, alerte, rarement au repos, à respirer l’air du temps, précise et désinvolte, sûre et fragile, inquiétante et rassérénée, elle ne produit aucune mièvrerie, ne s’attarde pas dans un camaïeu languissant et, lorsque dans la série chinoise (Nomen), la main s’est apaisée, elle trouve sous les cieux de l’Empire Céleste le calme qui sied à la méditation, elle épouse son milieu, la culture millénaire du pays s’infiltre, libère la main, l’assagit, on le devine aux aplats denses sous lesquels la matière surgit, on la croit étalée du tranchant de la main, pareille autrefois à l’outil du lithographe quand il étalait l’encre sur la pierre ; puis, elle secoue le pinceau et dépose sur la toile des galets de couleurs, peut être ceux qui aideront à retrouver son chemin dans la forêt des souvenirs.
Le retour à Paris rendit à cette même main la promptitude du geste, habile à se défendre dans le trouble univers urbain, la peinture répondit, agitée, comment garder son calme quand tout autour de soi le bouillonnement empêche de dormir, empêche de rêver, de partir. Dès la première toile (Tumultes) la main s’est emballée bride sur le cou ; elle étale, éclabousse, graphite, sans réserve, la toile rugit, la rage a repris le dessus et la main tantôt servile tantôt indulgente accompagne le tonnerre quotidien sur la capitale assommée de mille bruits. La main s’est faite matière, aurait pu dire Bachelard.
Puis le soleil de Sicile accorda à la main la ductilité capable d’apaiser l’esprit-coeur, et on retrouve dans les sinuosités du tracé, la confrontation du calme asiatique à la nervosité urbaine, avant de s’apaiser sans rien perdre de la rage qui est l’essence même de l’œuvre.
Quand le souvenir vient brouiller les pistes, quand il ne distingue plus le dedans du dehors, la main reprend là où l’histoire a bifurqué ; hantée par les souvenirs, elle épouse la confusion, avant de se reprendre et de tracer l’œuvre dans la lignée précédente, de laisser le rouge témoin de l’aventure chinoise, prendre la parole (Lineament) pour aussitôt s’assagir et laisser place à la couleur d’un expresso sicilien, au vert passé d’une figue de barbarie poussée à même la route ensoleillée.
Un instant de répit et voilà qu’aussitôt, — Aposiopèse se dit d’une brutale interruption de discours—, une nouvelle série s’organise, sûre de sa toute- puissance, en de larges plages noires auxquelles viennent se heurter, par incursion, des vagues bleutées, des entrelacs grisés, des aplats couleur miel, offrant à l’interruption une abréaction en cadeau, dissuadant l’implosion qui menaçait à l’intérieur du crâne, ne pas se résoudre à l’interruption, il y a bien trop de routes possibles, Polytropos l’affirme.
L’écriture n’est pas issue de secours, quand le pinceau fait défaut, s’absente, elle est écriture autonome, qui ne demanderait qu’à s’alanguir, pour peu que les couleurs lui laissent le temps de l’instant présent puisse être un instant plein, sûr de son bon droit d’instant présent et que sa dictature ne finira pas dans l’éternité ? L’œuvre est devenue un réceptacle, nulle expérience, rencontre, lecture qui n’aillent se blottir au creux de la main qui peint, la main qui écrit, quand le pinceau à bout de force, s’efface, ne peut prendre part à la sarabande des couleurs, ne veut pas se faire passer pour peinture, où pire encore, pour décor, comme si le texte ne savait pas se tenir debout tout seul, dans sa nudité de texte, dans sa brutalité de texte, aussi nerveux que les couleurs qu’il cherche à contourner, et pour cela il se fait sonore, texte sonore, nourri d’allitérations, de paronomases, d’anaphores, les mots s’accolent, se soutiennent, se repoussent dans une valse qui n’a d’hésitation que le consentement à venir, pour peu, si elle pouvait, cette langue rirait, se moquerait d’elle-même, de sa recherche éperdue de sens, en offrant au phrasé scriptural une densité proprement littéraire.
Ainsi est l’œuvre de Cécile, l’accord d’une main et d’un esprit-cœur, de textes et de couleurs fondus en une langue unique. « Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit ». A. Camus (L’envers et l’endroit)
Linéament/Lineamento
Sabine Forero Mondoza
Nous aimons à manier les oppositions binaires. Là réside l’armature de toute pensée mais aussi, et dans bien des cas, une facilité qui se donne des allures de dialectique. Le domaine artistique n’y échappe pas, traversé qu’il est par d’antiques disjonctions sur lesquelles se sont appuyés de puissants débats : graphisme/peinture, dessin/couleur, abstrait/figuratif…
L’origine des mots dit pourtant autre chose et nous ramène à un archaïsme fait non de confusion mais d’identité. Ainsi le terme grec graphein qui signifie tout à la fois écrire, dessiner et peindre. Égal élan et précision d’un geste qui incise, trace ou cerne. Semblable pensée qui guide la main (à moins que ce ne soit l’inverse), invente des signes et les moyens de leur transcription. «Écrire et dessiner sont identiques dans leur fond » rappelle Paul Klee (1), qui ouvre une voie bientôt suivie d’autres peintres, tels Hans Hartung, Cy Twombly ou Antoni Tàpies, pareillement soucieux d’abroger les séculaires clivages et de retrouver la puissance figurale derrière le code linguistique. Même fond mais pas même histoire, car la voie du dessin et de la peinture, non enfermés dans les limites étroites d’un système clos, pas plus assujettis à la linéarité de l’écriture qu’à son exigence de lisibilité, est assurément celle de la liberté expressive et de l’expérimentation créatrice.
Les récentes séries de Cécile Donato Soupama rassemblées sous le titre Linéament se jouent des séparations entre graphique et pictural. Sur des feuilles de papier de même dimension, placées bord à bord, sont d’abord posées alla prima des masses colorées aux contours irréguliers, à l’aide de pinceaux chinois trempés dans des pigments dilués. Taches, éclaboussures et larges traînées, obtenues par écrasement ou aspersion, en inclinant diversement le pinceau ou en le faisant tourner d’une rotation rapide du poignet, traduisent la maîtrise du geste, lancé et délié, tout autant que sa retenue et son caractère décisif. La peinture, réduite à sa plus simple expression, se fait dessinatrice.
Contrairement à l’ordre traditionnel des pratiques, vient ensuite le travail avec les crayons à mine de plomb, secs ou gras, et les bâtonnets de graphite, durs ou tendres. Un réseau de traits fins un peu tremblés est installé : ils soulignent, enserrent, délimitent des bandes ou définissent de nouvelles zones. D’autres directions sont suggérées, d’autres équilibres sont créés. Certaines surfaces sont remplies par frottement des mines sur la tranche. Selon que la pression de la main est plus ou moins forte, les gris sont diversement modulés. Il en résulte des flous, des contrastes, des turbulences et des obscurcissements, mais aussi des effets de voile, de grain et de brillance.
« La spontanéité qui dans l’écriture n’est plus » est ainsi retrouvée et accordée au rythme et au mouvement de la vie, à son souffle et à son phrasé.
Entre les plages colorées ou grisées, du vide est ménagé. Le rôle accordé à la réserve est essentiel. Vide, réserve, ces termes sont mal choisis, car ils disent l’absence ou le retrait, alors qu’il faudrait exprimer le dynamisme de ce qui révèle la tension courant d’un trait à l’autre et circulant entre les formes. De fait, la réserve n’est pas une résultante, mais la donnée première: la feuille blanche contient les virtualités que l’énergie du geste libère et c’est sa résurgence qui donne aux lignes leur orientation et aux formes leur densité. En sorte que chaque trait est une trace vibrante, quoique la main dessine à l’aveugle, ignorante qu’elle reste, malgré l’exercice, de ce qu’elle va construire. Entre les feuilles, des coupures par-dessus lesquelles le regard saute pour accompagner jusqu’au bout les traits et compléter les formes. Ces scansions répliquent les brèves suspensions du geste : le mouvement qui, en se déployant, a franchi les bords est ainsi ressaisi.
L’œuvre est une et plurielle, véritable polyptyque ou peinture en plusieurs plis. Chaque module est une entité autonome qui, dans ses limites, ouvre un espace singulier mais qui, une fois rapproché des autres, prend sens dans un ensemble plus vaste. La structure étage et juxtapose les surfaces et, dans le même temps, les articule les unes aux autres. L’appréhension peut en être polyphonique ou prendre la forme d’un cheminement ponctué par des pauses, plus ou moins long et sinueux, suivant que l’œil se déplace de gauche à droite, de droite à gauche, depuis le centre jusqu’aux extrémités, selon l’horizontale ou la verticale.
Littéralement temporalisé par ce vagabondage, le regard expérimente sa liberté tandis que dans sa double modalité, simultanée et successive, il est mis à l’épreuve de son déséquilibre et de sa finitude.
Si l’on veut à ce propos parler de lecture, c’est à la condition de reconnaître l’aventure et l’indécision d’une expérience mouvementée, qui met en jeu l’intellect comme la sensibilité dans toute sa dimension corporelle. Et, si l’on compare le subtil et délicat travail de Cécile Donato Soupama à une écriture, c’est pour dire la singularité d’une exploration, conduite avec grande économie de moyens, mais portée par le désir qui engage l’être tout entier, d’atteindre une autre forme d’expression et de communication, tout à la fois concise et suggestive.
Comment parler le moins mal possible de la peinture, de tel tableau ?
Fréderic François
Donc, parler de la peinture de Cécile. Une proposition.
Il me semble que ce que je ressens face aux tableaux de Cécile, c’est quelque chose qui renvoie à des mots séparés et qui, d’ordinaire ne fait pas partie du même champ. Quelque chose comme « choc », « joie », « splendeur », « déchirement », « assurance malgré tout ».
En tout cas, d’abord le choc, le sens-force qui s’impose sans représentation ni paraphrase.
Il peut y avoir, en particulier chez Cécile, la violence du trait, du mouvement. Surtout, s’agit-il des pulsions (ou des « représentants de pulsions ») ? Il me semble plutôt que les couleurs ont ici leur force propre, dont on ne peut dire si elle est interne ou externe, de la « psyché » ou du monde…
Dans l’ensemble de ces tableaux se manifeste un paradoxe, qu’on retrouve sans doute dans d’autres oeuvres, mais qui me semble particulièrement sensible dans la peinture de Cécile : la violence du choc n’empêche pas qu’on soit « bien » dans ces tableaux, qu’ils ne nous repoussent pas.
Je serais quand même étonné si quelqu’un trouvait cette peinture « mièvre », « petite » ou « jolie ». D’autres qualifiants me sembleraient hors pertinence : « raffinée ». « Élaborée » en revanche, oui.
Il y a ici le mélange de fidélité à soi et d’irruption qui caractérise le style. Avec, corrélativement, le temps qu’il faut à chacun pour trouver – peut-être jamais – son style.
Une parenthèse : une question m’est venue. Peint par une femme ? C’est sans doute une question absurde. D’abord parce qu’on sait que Cécile « est une femme ». Ensuite parce qu’il y a autant de façons diverses d’être femme qu’homme. Si on se fie aux caractéristiques fâcheusement attribuées aux femmes (sans doute un peu moins maintenant que la place des femmes évolue – lentement – dans la société), elles ne s’appliquent évidemment pas ici.
Mais surtout, cette question risque de présupposer que l’oeuvre serait un moyen de manifester un sentiment, une façon d’être qui existerait par ailleurs. Ou alors, faut-il parler de « féminité aventureuse » ? Après tout, on peut demander à l’intéressée.
Reste qu’on peut douter qu’il y ait une bonne façon de parler de ce qui amène quelqu’un à être ce qu’il est, faire ce qu’il fait, surtout quand il s’agit de créer une oeuvre en grande partie autonome par rapport au style quotidien de l’auteur (e). Cela ne relève évidemment pas du projet explicite. Mais gagne-t-on quelque chose à évoquer « l’inconscient » ou l’ « anima », comme me le suggère Cécile face à la difficulté de trouver un « bon mot » ? Peut-être est-il préférable de parler, toujours selon la suggestion de Cécile, des capacités du corps, spécifiquement de la main, de la mémoire, ou des mémoires, tous « ouverts » ou « potentiels » qui ne peuvent s’actualiser sous une forme assignable que, justement, dans la création d’une forme (ici tableau, ailleurs chant ou…).
Sans doute le fait que Cécile donne un titre à ses tableaux fait-il partie justement du « retour discursif », qu’on vient d’évoquer. J’ai posé la question à Cécile et je me permets de citer ici ce qu’elle m’a répondu : « les titres sont souvent des références à des hommages, Saviano, Impastato, Xiaobo… mais pour être sincère, j’ai l’impression que mes titres ont une fonction seulement didactique, un souhait d’être comprise, en tout cas de situer le contexte. Mais au fond, souvent le titre perturbe, j’aime ce décalage, que cela reste énigmatique, étrange.
Quelque part garder sa part de mystère, voir même sa part d’autisme…
Oui, la peinture me donne cette sensation parfois, qu’elle me porte, qu’elle me mène où elle veut. Souvent j’en comprends le sens et la cohérence bien après.
L’action de peindre, en train de peindre, je l’associe à une espèce d’inconscience éveillée qui nous échappe ».
Dans ces propos de Cécile, ce qui me frappe, c’est d’abord l’ensemble des mouvements discursifs, des approximations successives. Et puis, je suis illuminé par la formule « inconscience éveillée qui nous échappe » : le choc que donnent ces tableaux n’a rien à voir avec une intention consciente de l’auteure que nous devrions saisir. Et, corrélativement, si « dire » peut contribuer, avec un peu de chance, à la façon dont l’oeuvre fait sens /effet/ choc, nous donne à penser, cela n’implique pas que le discours puisse donner la « vérité de l’oeuvre ».
Pour finir
Peut-on dire quelque chose de spécifique du moment où on est pris dans la contemplation d’une oeuvre par opposition aux « occupations courantes de la vie » ?
On peut, sans doute, parler avec Max Weber d’un « désenchantement du monde », dans le monde scientifique-technique-bureaucratique-dominé par l’argent comme par le quantifiable dans lequel nous vivons. Faut-il dire alors que la contemplation de l’oeuvre d’art rend possible – pas nécessaire – un certain « réenchantement du monde » ? Mais quel sens exact pour cette formulation ? Il ne s’agit sûrement pas d’un retour à un supposé monde « magique », plutôt quelque chose comme une façon de ne pas séparer « apparence » et « réalité », comme tend toujours à le supposer la volonté d’expliquer. Et puis, ce n’est pas une spécificité de la peinture. Un film, un moment musical, un poème peuvent aussi « réenchanter ». Tout comme une promenade en forêt ou dans la ville qui dort. « Réenchantement » ne prendra alors du sens que si la relative spécificité de telle façon de réenchanter peut être cernée. Peut-être alors la peinture actuelle est dans le paradoxe : être sorti du religieux, mais comme le religieux, « célébration », célébration du monde et de la force du sensible. Et cela, d’autant plus qu’elle ne cherche pas à représenter.
Et puis, outre les formes de désenchantement dont il vient d’être question, je ne sais pas si c’est un trait personnel, mais je ressens de la lassitude à l’égard d’un monde où l’on parle trop. Peut-être que le réenchantement du monde se fait justement grâce au silence, au fait que nous ne sommes pas obligés de parler, que la peinture (telle peinture) nous oblige à nous taire (et, par parenthèse nous fait sortir aussi de l’excès des images d’actualité et-ou de publicité). Peut-être que c’est l’affinité profonde entre la peinture de Cécile et le silence, le fait qu’elle ne raconte rien qui fait sa capacité de réenchantement. Un peu comme, hors de toute pratique religieuse, le cloître nous fait sentir la vertu du silence.
On a essayé d’évoquer le style d’une oeuvre. Mais les choses sont sans doute un peu plus compliquées. Il y a plutôt des styles et la distance dans le dialogue entre ces styles : style de l’oeuvre, style de telle réception, style de tel discours sur, style de réception de ce discours. En tout cas, si une oeuvre picturale peut s’imposer, un discours est sans cesse à reprendre. Est-ce donc, une fois le discours tenu, on va « mieux regarder » le tableau ? C’est possible, ce n’est pas certain.
Je me souviens…
Commentaires et questions, avec J.D.
C’est quoi, en gros, ton point de départ ?
Je me suis souvent demandé ce que deviennent toutes les pensées non exprimées, ce que devenaient les perceptions effacées, les mêmes choses vues par les autres, ce que devenaient les silences assourdissants etc. Est-ce de « l’inconscient », est-ce de l’amnésie ? Je me suis faite ces réflexions, il y a de cela, ce qui me semble être une éternité. Elles m’ont poursuivi, voir même, ont conditionné ma manière de peindre.
Longtemps de manière systématique, l’écriture dans sa graphie, sa forme, son esthétique mais surtout le sens qu’elle véhiculait était mon leitmotive, mêlé avec tout le fatras ridicule de la « com » du « message », du « sens », de la conscience… Avec tout ce qu’il faut rejeter des héritages, des apprentissages pour essayer d’être soi.
Cela en fait un peu une écriture en contrebande ?
J’avais une idée : Concilier l’esthétique du Mot et de son sens. Dans la veine de CY Twombly. Un travail sur l’illisible et le lisible. Un palimpseste de phrases, témoignages de ces rencontres, la matière étant essentiellement le Pigment. Comme pour mieux essayer de se poser, de s’enraciner ?
Un rapport au langage pictural qui se nourrit des événements sociaux et politiques, de leurs échos plutôt. Ainsi, Manifeste, 1995, Petite tentative de cartographie des maux, 1996, Testament d’une démocratie moribonde, 1997, Diverses raisons de ne pas se rendre sourd, 1998.
Un engagement que résumerait l’idée que rien n’est lisible immédiatement, le reste étant de la propagande. Pour « S’acheminer vers une pensée visuelle » (Pierre Ley).
Est-ce en quelque sorte, la découverte du plaisir de ne pas exclure l’écriture de l’art de peindre ? De ne pas accepter la séparation de l’une avec l’autre ?
Il y a d’abord une fascination récurrente quasi obsessionnelle du Mot. Avec le risque d’être didactique de peur que ce dialogue soit incompris et de croire que seul le recours, l’utilisation de l’écriture dans ma peinture donnait une consistance à ce dont je rêvais, ce que j’imaginais, pensais, ce qui me révoltais…
Peindre comme, un moindre mal, une manière de parler.
C’est par ce cheminement que je découvre un peu mieux ce que c’est que de peindre en me libérant de ce qui risquait d’être vu comme une béquille faite de mots.
À la fin des années 90, je me suis installée en Sicile puis tout un an en Chine. Ces deux expériences marqueront ma manière de peindre, plus précisément ce qu’elles ont été de révélateur dans mon rapport à l’isolement et à l’incommunicabilité, Un monde insolite, 2006, Trouble impassible, 2007. Autrement dit, me réapproprier la force de l’acte de se confondre avec la toile, la couleur, le geste. Représenter, voir. Voir ce que je n’ai jamais vu ?
C’est quoi alors peindre ?
Actuellement, après tours et détours de pinceau et des kilos de pigments, je dirais plus précisément, peindre c’est voir. Donner à voir comme dit le poète. Réaliser que la peinture dans sa gestualité, dans sa masse, sa couleur, sa substance, son alchimie peut se passer de mot. Capital, 2009, Matière, 2010.
Peindre devenait un moindre mal, pour dire. Après tout laissons discourir ceux qui savent bien parler.
Là est la transition. Assumer son propre outil, au risque d’être incomprise. Toute mon énergie se nourrit de la force de la matière dans ce qu’elle a de plus tellurique, primaire. Tumultes, 2011. Peindre devient en quelque sorte une parole visuelle. Brute dans sa gestualité mais essentielle car elle se passe de justification et de…parole. Dans ce paradoxe d’assumer son silence pour mieux s’exprimer.
L’atelier de Cécile
Martine Peccoux
L’atelier de Cécile.
Une de mes intimes et précieuses cours de récréation.
Une pause pendant laquelle je la regarde travailler.
Les cheveux en bataille, la blouse imprégnée
d’innombrables couches de peinture, Cécile est debout
Face au mur, le pinceau prolongeant le bras, le regard
absorbé par une toile blanche punaisée sur un panneau
de bois assorti à la blouse.
Sur la table, des bols de pigments.
Le bras se lève, plonge dans la couleur et, d’un geste
ample, précis et ininterrompu, le pinceau trace
notre imaginaire.
Alors surgit un paysage comme une estampe japonaise,
une rivière qui se perd dans une forêt, vers une mystérieuse densité.
Les ocres, les bleus, les noirs, respirent.
Le rêve se dessine.
Mais, sous la quiétude vibre une force impressionnante.
Des orages, des colères, des révoltes.
Sa liberté.
Un Sceau…
Par Francesca Dosi
Un sceau rouge trouve sa place au sein d’une surface où des palpables et silencieux pigments nous conduisent à l’écoute d’une profondeur immatérielle : épurée dans ses lignes et essentielle dans la saturation de la couleur.
Elle naît de ce paradoxe et y retrouve sa force, sa puissance évocatrice et son mouvement perpétuel.
Le paradoxe d’une artiste dont la voix se laisse entendre malgré son silence, tantôt délicate, tantôt violente, surgissant de l’énergie collective d’un présent encombrant et multiforme.
Le paradoxe d’une peintre dont on perçoit l’âme par le geste, l’intériorité par le corps, le plus complexe par le primaire, l’immatériel par l’acte physique, concret, de la peinture.
Emprunté à une culture étrangère, ce sceau devient, enfin, l’indice d’un passage et de la rencontre avec un savoir millénaire dont Cécile s’est longtemps nourrie. Il nous renvoie les échos de l’art de la calligraphie chinoise, bien visible dans ses œuvres.
Cette phase, qui date de la rentrée du peintre de Chine, marque une sorte de découverte d’elle-même, de maturité acquise dans la solitude méditée, comme si avant le déplacement géographique et culturel, elle n’existait que par l’intermédiaire des autres.
Grandit dans un milieu artistique et culturel européen, Cécile éprouve, en faite, au début de sa carrière, l’exigence d’un engagement politique direct à travers la peinture et fait de la parole, insérée dans le tableau, le véhicule primaire de sa dénonciation. Elle ne tarde pas, pourtant, à se débarrasser du masque communautaire de l’idéologie partagée pour centrer sa recherche sur la prise de conscience individuelle.
Le dépaysement est à la base du changement et la Chine, bien loin de l’exotisme facile et d’une démarche esthétisante, se manifeste en tant que révélation.
La leçon de Shitao et l’immersion dans la nature à son retour en Europe, permettent à Cécile de commencer à se positionner, à se recentrer sur le geste primaire de la peinture, « l’unique trait du pinceau », en abandonnant l’exigence de se justifier par la revendication sociale.
Cécile n’utilise que des matériaux rudimentaires et organiques. Elle fabrique de ses mains un mélange de pigments purs et d’huile: par des gestes savamment répétés elle mêle et juxtapose sa matière et ainsi faisant elle multiplie l’épaisseur de ses toiles brutes, leur donne le mouvement, crée une lumière palpable et poussiéreuse.
Il reste encore des signes graphiques parsemés sur des couches de pigments aux couleurs délicates, parfois translucides grâce au vernis qui joue partiellement le rôle évocateur des mots.
Mais, pour que l’expression visuelle laisse sa place aux entrailles et à l’émotion primaire, il faut un énorme courage, c’est ainsi que s’ouvre la deuxième phase, une période de transit, où le corps est là, latent, et il n’attend que sa découverte.
Au cours de cette époque charnière la parole essaie de disparaître pour laisser sa place au silence.
La solitude maîtrisée et le rapprochement à l’immensité de la nature, dans un isolement voulu au cœur de la Sicile, semblent pouvoir permettre ce passage.
Les graphismes se font de plus en plus rares, le trésor de Chine s’exprime dans le geste plutôt que dans le résultat, la couleur amplifie sa portée et sa profondeur se manifeste en dépit de l’absence de toute perspective et de tout volume recréé.
Ces passages, que l’on a regroupés et distingués pour qu’ils soient compréhensibles, en réalité ne font qu’un, car toute transformation n’existe que dans le continuité et chaque évolution se relie à sa genèse: c’est ainsi que les toiles de Cécile, tout en plongeant dans une troisième dimension et en se rapprochant du transcendant, reviennent à la réalité et que l’énergie cachée du peintre se permet, finalement, d’exploser.
Les deux périodes d’intériorisation, liées au dépaysement géographique et culturelle, à la solitude et à la prise de conscience de soi, s’ouvrent à la violence d’un retour en France qui est aussi, parallèlement, le retour à la confrontation avec la sociabilité.
Pas de mots, pas de sons, pas de transparences descriptives dans cette volonté de s’exposer, nue et muette, à la folie de la vie, du mouvement, du bruit.
Et le noir éclate, saturé, plein, somme de couleurs aveuglées dans l’élan physique et émotionnel qui donne à la peinture, privée de ses signifiants verbaux, la force archaïque de l’oracle.
Que reste-il de l’engagement social de l’adolescence ? Une constante, probablement: le rejet de tout embellissement par les fausses patines des produits chimiques, des lueurs d’une culture pop qui nous renvoie l’image de notre dégradation à travers le jeu des simulacres et la perte du sacré.
Car si elle refuse la gratuité de l’abstraction intellectuelle ce n’est pas pour se réfugier dans les lignes rassurantes d’un nouveau réalisme figuratif ni pour crier à haute voix des sons sourds retentissant l’idéologie, mais pour récréer le réel, en faire vision et rêve, trouver un verbe poétique visuel qui sache se passer des mots et de la représentation, qui ait le courage de suffire à lui-même pour s’ancrer, finalement, au sacré de la terre et aux instances primaires.
C’est alors qu’un sceau rouge carré peut rentrer, en mise en abyme, dans le cadre et nous conduire, et le tableau avec nous, au cœur même de la vie.
